Dumitru
CRUDU et Marius IANUS
Ecrivains,
République de Moldavie
(traduit
du roumain par Hélène LENZ)
La
nuit du 10 au 11 septembre 1998 (où nous avons été battus dans la rue) pour en
terminer une bonne fois avec la poésie. De ce moment, nos écris se sont appelés
fractures. Quand nous avons publié ce
texte pour la première fois, nous n’avons pas eu le temps de pratiquer à loisir
une radiographie du courant. Nous l’avons seulement décrit dans ses lignes générales.
La deuxième variante, un peu enrichie, a été enterrée dans une revue
d’historiographie littéraire. Cette version est la variante définitive de notre
manifeste.
Le
fracturisme a plusieurs niveaux : socio-culturel, psychologique,
esthétique et en conséquence notre courant est le reflet littéraire d’une
réalité nouvelle. Au plan politique, il est représenté par l’anarchisme.
Notre anarchie est la révolte de marxistes
plus ou moins faux qui voient comment de malheureux fascistes dans le genre de
Fukuiama plaident pour un monde qui détruit les valeurs spirituelles de
l’humanité.
Pour vous offrir le plus simple
exemple de la fracture du message dans le monde où nous vivons : dans des
registres différents, il y a fracture entre le misérable film projeté à la
télévision et les répugnantes réclames qui l’interrompent. Il est normal que
ces fissures, visibles à l’œil nu, se reflètent dans l’écrit. Notre cerveau
fonctionne, dans la mesure où il fonctionne, sur le même mode que le monde où
nous vivons.
Le
fracturisme défie les rats de bibliothèque et les poètes primés au même titre
que les poèmes rédigés sur le papier de diplômes décernés par les universités.
Les poètes contemporains (quels que soient les courants, les mouvements dans
lesquels ils s’inscrivent) largement représentés dans les revues publiées par
leurs admirateurs sont des maffieux qui tentent d’utiliser le petit nombre de
leurs réussites poétiques à des fins sociales (beaucoup d’entre eux exercent
cinq professions et n’écrivent plus rien de valable) poussés qu’ils sont par le
modèle sicilien de la famille (qui inclut à présent jusqu’aux présidents
d’associations d’écrivains). Ils se sont regroupés autour de théoriciens (anciens écrivains) qui ont persuadé des jurys de les
consacrer poètes. Ils sont pitoyables. De tels écrivains, après avoir battu
tristement la campagne pendant dix ans, ont récemment découvert leur vraie
vocation : marchands d’idées dépassées mais fixes, qu’il s’agisse de
littérature hors du commun ou de
compendiums didactiques.
Les
jeunes poètes marchent sur les traces de leurs maîtres (recevant des bourses à
l’étranger dont ils sont seuls à avoir entendu parler) mais pas dans leur
poésie demeurée tout aussi exophtalmique (c’est -à-dire que le poète se
retrouve avec elle dans sa main, les yeux écarquillés, suivant l’exemple des
lamentables acolytes de Dan-Silviu Boerescu ou autres maîtres de district).
Au
total, ces poètes ont trahi la poésie pour un idéal petit-bourgeois. Chaque
oiseau périt par sa langue. Pour le reste, n’ayez crainte, le fracturisme ne
tuera personne sans nécessité. Il faut ajouter que, quoique n’ayant pas de
précurseur autochtone, le fracturisme est un courant préfiguré par quelques poètes
étrangers (Yves Martin, Allen Ginsberg, Robert Creely, Velimir Khlebinikov, E.
Cummings, Kenneth Koch, John Ashberry) et qu’il semble en vogue chez les jeunes
poètes de tout l’Est de l’Europe. On pourrait donner pour exemple les « Nouveaux
Barbares », groupe de poètes polonais des années 90.
Les
poètes roumains fracturistes sont : Stefan Bastovoi, Mihai Vakulovski,
Ruxandra Novac, Domnica Drumea, Sandu Vakulovski, Zvera Ion, Răzvan Țupa et
présumons : nous même. Le fracturisme est un courant créé par ceux qui
existent comme ils écrivent, éliminant de leur poésie le mensonge social. Le
fracturisme n’est pas une affaire poétique, une fraude petite bourgeoise ou une
effraction des banques vides de la poésie d’aujourd’hui. Il n’est rien de cela.
Le fracturisme est un courant créé par ceux qui n’ont pas d’espoirs
carriéristes, ceux qui ne perçoivent pas l’art comme une transaction sociale,
ni la vie comme une affaire dont on peut tirer profit à tout prix. Beaucoup
considèrent que (ou se comportent comme si) la littérature avait pris fin à la
fin des années -80, comme si la jeune poésie était une pâle copie de la poésie
du quotidien, des habitués du cénacle du Lundi, de toutes sortes de
textualistes/ iovistes ou du post-modernisme revêtu d’un habit roumain. Ce
n’est pas vrai. Le fracturisme défie le quotidien et les jeux textuels de
Gheorghe Iova. Le fracturisme est suffisamment puissant pour se tenir sur ses
propres jambes. Brașov ou Bucarest sont des villes mortes. En elles, la poésie
a crevé. Ceux qui écrivirent un jour de la poésie sont aujourd’hui saisis d’un
esprit commercial putride, ils sont avalés par le marécage de l’argent. Par
leur manière de vivre, ceux-là n’ont plus aucun lien avec la poésie.
Le
fracturisme, après avoir découvert les fissures de la réalité et de
l’existence, veut instituer un lien extrêmement étroit, une cohésion entre mode
de vie et poésie qu’on écrit. Le fracturisme a compris que les deux choses ne
peuvent être séparées. On ne peut être à la fois un professeur universitaire
américain, un petit bourgeois carriériste commerçant politicien et un poète
non-conformiste. Il y a entre ceci et cela une discordance et une fissure. Le
fracturisme défie la poésie 80 arde
du réel, dérivée de la culture, entrelardée d’une multitude de plans
scientifiques. Quel langage précieux utilisent ces poètes qui prétendent écrire
une poésie du concret ! Ils parlent à leurs bien-aimées exophtalmiques et
suturées, de lobotomies ou de leur façon de croquer des graines décortiquées.
Ils sont pitoyables et ridicules. Ils prétendent écrire une poésie du réel, de
l’homme commun ordinaire mais ils le font en partant de la culture (souvent
même pas bien assimilée). Un tel comportement est impossible. C’est un
mensonge. Le fracturisme requiert une sensibilité non contrefaire, nouvelle,
capable de fonder des points de vue
inconnus sur la réalité. Les poètes fracturistes partent de ce qui est
caractéristique d’eux seuls. Le fracturisme est le premier courant qui n’a plus
un lien avec la poésie du réel, avec le nouvel anthropomorphisme ou le
textualisme. Pour finir, le fracturisme est le premier modèle de rupture
radicale avec le postmodernisme. (la première variante de ce texte a paru en
octobre 1998, dans ‘Monitorul de Brașov’/
le ‘Moniteur de Brasov’).
PREMIERE ANNEXE.
Dumitru CRUDU
D’abord,
le fracturisme propose le refus des notions, concepts, dénominations,
étiquettes en tout genre, en vue d’atteindre à nouveau la complexité du réel et
de l’individualité. Le fracturisme a compris qu’en refusant le langage usuel ou
scientifique, on se dissocie en fait du vide sémantique. Le vide existentiel
des poètes contemporains peut être découvert dans le langage qu’ils utilisent.
Leur fausseté humaine foncière en est venue à constituer la souche de toute
communication poétique ou non poétique.
Le
fracturisme refuse catégoriquement de continuer à utiliser des propositions
dans le genre je suis venu te dire que le ciel est nuageux (qui abondent dans
la poésie de ces dernières années) ou moi j’ai été dans la rue du Château. Bien
que ces propositions reproduisent des réalités existantes, elles simplifient et
falsifient la réalité. Ce que n’ont pas compris de nombreux poètes contemporains, c’est que la variété et
la complexité d’un ciel nuageux ne peuvent être exprimées par la proposition
aujourd’hui le ciel est nuageux. Et ensuite, quelle différence entre ce ciel nuageux d’hier et
celui d’avant-hier, de l’année dernière, d’il y a deux ans ? Le
fracturisme refuse la généralité du langage commun. L’erreur commise par de
nombreux poètes d’aujourd’hui consiste à essayer d’atteindre ce qui est vrai
dans le langage commun en partant d’une sorte de généralité. Soit d’une base
réellement tautologique. Cela, c’est un danger réel : ne pas voir que dans
le langage commun, usuel, la réalité se vautre à l’aise, fait même bon ménage
avec la tautologie existentielle. En raison de sa dégradation par routine, conventionnalisme,
conformisme, le langage commun a perdu l’accès au particulier, au concret alors
même que ces deux catégories étaient la cible de la poésie du réel. Les poètes
d’aujourd’hui nourrissent l’illusion que tous leurs gestes sont uniques et impossibles
à répéter. Ce n’est pas vrai. En dépit de ce fait, les propositions moi je fume
dès l’aube dans la cuisine, toi tu sors sur le balcon, ma crotte contient des
pierres, je me cure le nez etc. parasitent la poésie du quotidien ou la poésie
textualiste. Ceux qui les utilisent ont l’impression de mettre en évidence
l’unicité du moi. Ils se trompent amèrement. Bien qu’en réalité, moi
justement, je me trouve à présent en train de fumer dans ma cuisine. Cette
chose parfaitement vraie devient si fausse quand j’essaie de l’exprimer. Des
centaines de poètes du quotidien/ du réel, du nouvel anthropocentrisme/ du
post-modernisme/ du post-modernisme fument dans leur cuisine en considérant
qu’ils font une chose unique, impossible à répéter. Ils ne comprennent pas pour
autant que tout ce qu’on fait n’est pas vraiment unique et individuel. Le
fracturisme a compris qu’un très petit nombre d’actions peuvent être vues comme
propres à celui qui en est l’auteur et caractéristiques de lui-même, seulement
lui. Bien que la plupart des poètes du réel aient misé sur l’individu, ils se
sont éloignés de leur objectif en proportion, tombant dans une sorte de
typisation, de collectivisation, de socialisation de l’intimité et de
l’individu. L’un des problèmes de la poésie d’aujourd’hui : l’objet
poétique ne se différencie en rien de l’objet réel. Le vol de corneilles s’est
arrêté sur le fil du téléphone est une proposition qui sonne aussi banalement
en poésie que quand on l’énonce sur son balcon. Le fracturisme propose une
solution : transférer l’attention de l’objet/ les objets découpés sur le
sujet émetteur/ récepteur. Le fracturisme a compris que l’objet, les objets
découpés passent au second plan et en même temps qu’eux: la technique
hyperutilisée de la caméra. De même, le fracturisme renonce à l’adjudication
des perspectives neutres, objectives et extérieures sur la réalité. Le
fracturisme revendique la réapparition au premier plan du sujet Réel du poète,
au détriment de l’objet présenté ou (de la présentation) des techniques poétiques
parce que c’est le seul lieu permettant
de surprendre la nudité fragile du réel. Le fracturisme considère que les
objets présentés, tant que les notions,
les dénominations, les concepts s’inscrivent dans un procès d’objectualisation
et d’objectivation du moi, le spoliant de tous ses attributs. Le fracturisme
renonce à continuer de nommer et étiqueter la réalité et ce faisant, le
fracturisme renonce à continuer d’utiliser le procédé de la conceptualisation
des sensations, une véritable épidémie faisant rage dans la poésie
d’aujourd’hui. La réalité existe au-delà des concepts et des étiquettes.
Les notions et les objets sont des obstacles sur la voie de la réception et de
la connaissance de l’individualité, de l’aspect concret du monde. Pour atteindre
la réalité, le poète devrait décomposer l’objet dans une avalanche de réactions
personnelles et de sensations irréductibles. Etant donné que l’objet existe
uniquement dans la mesure où il provoque en nous des réactions. Nous disons
tous : nous avons peur mais nos terreurs sont si diverses. La peur d’un
homme devant le lit d’hôpital où agonise son pète est complètement différente
de la peur d’une personne allant chez le dentiste. Même, on ne peut les
comparer. Le fracturisme propose de découvrir et démêler la différence entre
nos réactions personnelles. L’unicité d’une réaction ne peut être surprise par
un langage notionnel ou usuel. Quand on dit qu’on a peur, en fait, on ne dit
rien. Il faudrait que chacun trouve ce qui lui est vraiment propre dans cette peur.
Le
fracturisme propose quelques solutions :
1) Une
description complète, même excessive, du cadre dans lequel se manifeste l’objet
de nos réactions, pour le déconceptualiser pas à pas. Par exemple, en
déconceptualisant sa peur, un poète peut atteindre la différenciation de cet
état.
2) Le
changement du cadre réel, pour le rendre insolite. La peur sera augmentée en
proportion de la non-reconnaissance de situations préétablies.
3) La
reconstitution de situations non-verbales associées à l’objet déconceptualisé.
Quand je dis : voilà, ce rat meurt, moi je devrai recomposer en langage la
mimique, les gestes, l’intensité de voix que j’ai eues à ce moment ;
4) L’estompage
des frontières entre l’objet qui provoque en nous des réactions et nos
réactions.
5) L’objet
devrait être absent et suggéré par le cadre ou par des situations.
6) Les
réactions que nous avons devraient friser le témoignage ;
7) Dans
une poésie, il ne devrait rien figurer d’autre que nos réactions strictement
personnelles ;
8) Il
ne peut exister d’authenticité qu’au niveau des réactions. Tout le reste est
faux. Les objets restent les mêmes, seules nos réactions changent.
²Les notions,
concepts, objets sont communs, seules les réactions sont strictement
individuelles et peuvent réellement nous représenter. C’est pourquoi nous
pourrions éviter l’erreur d’accéder à l’individuel à travers des objets, à
travers un autre ou à travers la généralité du langage commun. La distance
entre nos réactions subjectives et la réalité doit disparaître, cédant la place
à une unité sensorielle et psychique dont naîtra par suite le texte poétique.
La réalité existe seulement dans notre propre moi. C’est une grande erreur de
croire que recourir au général ouvre les yeux sur la complexité. L’illusion de
la réalité de notre moi ne nous est donnée que par nos propres réactions. Elles
seules nous lient vraiment au monde. Les poètes d’aujourd’hui cherchent à être
le plus radicaux possible. Très bien. Mais on ne peut être radical en évoquant
une réalité schématique, constituée de préfabriqués et clichés. Comment la
radicaliser ? Malheureusement, un très grand nombre d’auteurs placent les
thèmes/ motifs, sujets/ avant la substance proprement dite, ou brodent des
contenus individuels sur des structures poétiques déjà existantes. Ce qui est
vivant ne peut être conceptualisé, même si les substituts linguistiques
falsifient notre moi irréductible, le seul objet poétique valable susceptible
d’exister aussi sans les supports techniques. Notre singularité humaine est le
plus grand bien que nous possédions. C’est l’histoire des pull-overs de
S.B : pour chaque jour de l’année, il a un pull-over.
DEUXIEME ANNEXE.
Marius Ianuș
Ne croyez pas
que nous abusions de l’ingénuité quand nous la transformons en critère de
valeur. Il n’est pas question de cela. Qui le dirait prouverait qu’il n’a rien
lu de nos écrits. Nous ne jetons aux ordures aucun instrument, aucune
technique, nous souhaitons les perfectionner. Sauf que pour nous l’effet
artistique le plus puissant est l’ingénuité. L’EFFET d’INGENUITé.. La poésie
est pour nous une intervention sur le réel (oui, au fond nous sommes des
néo-imagistes). Qu’un nouvel instrument apparaisse sur scène, il fera l’effet
d’un bistouri laissé dans le corps du patient. L’ingénuité maximum ne peut être
atteinte que par une bonne connaissance des états psychiques. De sorte que, au
bout du compte, nous en revenons au point d’où nous sommes partis. Un poète ne travaille pas seulement avec des
techniques (comme le font la plupart des 80
ards) mais pour l’essentiel, avec soi. En vue de cette redécouvert de soi,
des états spirituels humains, les fracturistes ont été obligés de réinventer une technique que je pourrais nommer,
approximativement, le complexe imagistique. Quand il a écrit sur Pound dans
l’esprit de sa génération, Alexandru Mușina a prouvé qu’il n’avait rien compris
de la troisième exigence sur l’image poétique appliquée par Pound : la
représentation d’un complexe émotionnel (c’est-à-dire d’une empathie). Monsieur
Mușina parle continûment dans son essai de l’objectivation du poète. Confondant
(intentionellement sans doute, pour les besoins de sa démonstration) une idée
poétique mallarméenne venue d’un modèle étranger à la littérature. Le savant,
l’idée qui a facilement séduit la critique parce qu’elle génère des textes plus
faciles à discuterm offre des points d‘appui et un outil (celui de la maîtrise
de la technique poétique, d’une certaine technique poétique chez Pound, qui
sécrète en soi le contraire même de l’objectivation.)
Toutefois ce
complexe (l’image sentiment comme la nomme Pound) est modifié par le
fracturisme. Un complexe fracturiste contient l’idée de l’empathie avec un mode
poétique, donc avec les états que celui-ci provoque, sauf qu’ils ne sont pas
réductibles à une simple image (que pourtant ils dominent). Ce peut être
n’importe quoi, on peut faire du fracturisme même en combinant les discours
contradictoires prononcés au Parlement, à condition que ces derniers fassent
naître des sentiments réels, les sentiments de celui qui est obligé de les
écouter. En fait, l’idée de départ de ce besoin d’authenticité que nous agitons
au-dessus des têtes est le suivant : on ne peut déterminer la naissance d’un
état sans en avoir fait l’expérience ou au moins des expériences proches (fussent-elles
seulement mentales, c’est-à-dire s’il s’agit d’obsessions, si elles existent).
Le fracturisme propose en fait un modèle
poétique parfaitement adapté aux vraies exigences de l’art et du monde
d’aujourd’hui. Quand il parle de post-modernisme, Alexandru Mușina observe que
ce courant n’a aucun lien avec la réalité roumaine, ce qui est en partie vrai
(je reviendrai sur ceci avec une anecdote). La mauvaise part de l’affaire, c’est
que presque rien de ce qui s’écrit aujourd’hui en poésie n’a de lien ni avec la
situation actuelle, ni avec les possibilités poétiques hypothétiquement
générées par elle. Or, la Roumanie a énormément changé ces dernières années : le lieu du
discours unique a été recouvert par la cacophonie des messages qui nous
assaillent quotidiennement, le paradigme culturel s’est effrité etc. etc. Ces changements sans lien avec le
post-modernisme n’ont pas marqué du tout la littérature actuelle. Pour nous, le
post-modernisme n’existe plus. Comme l’a observé Monsieur Mușina, il ne
représente guère qu’un courant de la
prose américaine des années-60, -70 (peut-être même pas représentatif). En ce
qui concerne la modernité, oui, on pourrait parler d’une certaine inclination
de la civilisation occidentale pour l’entertainment
et les produits sous-culturels, d’un abandon des finalités
supra-individuelles. Et alors ? Je
n’ai pas encore vu de musée de la troupe Iris à Bucarest, je n’ai pas encore
entendu parler en Roumanie de quelqu’un à qui la situation économique/
politique/ spirituelle du pays ne pose un problème. Pour ce qui concerne les
droits des minorités, permettez-moi de questionner, quels droits possède le
fracturisme dans l’actuelle mer d’hommes de culture maffieux et d’écrivaillons
alternatifs ? Le fracturisme déclare : le postmodernisme est un
courant prosaïque arrivé en Roumanie dans les années -80 et disparu aussitôt.
Le reste est littérature.
Et je ne peux comprendre vos griefs face à un
courant qui tente de restituer les véritables dimensions des mécanismes du
monde d’aujourd’hui ? Pour y parvenir, usons d’une technique étrangère,
préalable au complexe fracturiste, que je nommerai le piège existentiel. (Cette
terminologie m’a été suggérée par un article d’Alexandru Matei sur ma poésie,
oublié depuis trois ans dans une
rédaction Occulte). Dudu définit cette technique, sans doute si je la décris à
mon tour, l’image en sera plus claire. Ses prémisses sont les suivantes :
un poète ne doit pas travailler seulement au niveau des techniques d’écriture
mais il doit œuvrer d’abord pour le perfectionnement de ces dernières (en lieu
avec) des états psychiques/ spirituels, j’entends par là l’intensité de l’expérience,
la capacité où on se trouve de les recevoir. Pour parvenir à ce stade, le poète
doit se placer en permanence dans des hypostases extrêmes (à Brasov, personne ne
comprenait pourquoi Dumitru Crudu dépensait son salaire mensuel de journaliste
en deux jours), il doit potentialiser ses sentiments au maximum. En Roumanie,
la chose est assez facile à réaliser. Mais il est difficile de s’y tenir. La
poésie fracturiste se compte parmi les formes d’art les plus atroces. Elle
consume à l’infini. En fait, je ne crois même pas qu’on puisse faire beaucoup
de fracturisme. Les poètes de notre groupe font de longues pauses et je pense
ici aux meilleurs d’entre eux. Ștefan Baștovoi, Ruxandra Nova, Dumitru Crudu,
les trois sommets de ma génération que j’envie énormément – ne peuvent résister
au rythme de vie imposé par ce type de poésie (peut-être ne devrais-je pas le
dire ainsi).
L’idée de base
du fracturisme (il est impossible de créer des effets émotionnels de lecture
par simple fabulation, sans substrat existentiel) et son problème, trouve une
solution jusque dans ces théories du piège psychique et du complexe
fracturiste. En fait, si nous réfléchissons bien, il y a des exigences que tout
lecteur d’aujourd’hui devrait avoir face à tout texte littéraire subjectif/
lyrique. Nous sommes las (exprime Dudu) de l’objectivation des sensations, des
images surréalistes (dans le plus mauvais sens
du terme, c’est-à-dire fabriquées sans trace d’implication de l’auteur),
de la débauche métaphorique et des bruits de grelots. Le temps est venu de la poésie
vécue, assumée, vraie.
LE FRACTURISME en PROSE
Ionuț Chiva
Marius Ianus et
Dumitru Crudu ont posé les bases du fracturisme
au cours d’une nuit où ils avaient été battus mais j’ai nourri l’idée d’une prose à
foulures dans des conditions plus paisibles. Tremblant à la terrasse de
l’Argentin face à un deuxième verre de rhum, Marius Ianuș me parlait des
fondements textualistes, du caractère perdant d’une prose française orientée dans
la direction du nouveau roman, du mélange malheureux effectué par la majorité
des 80 ards roumains quand ils ont
tenté de concilier cette direction première avec les influences hard reçues des Américains.
Le fracturisme
s’est manifesté exclusivement en poésie
pour l’instant, se revendiquant en quelque sorte de Ginsberg, Frank O’Hara et
d’autres (je ne sais plus combien ni lesquels) et il a même, voilà ! des
représentants. Par paresse, par manque de temps et d’espace, je n’évoquerai pas
les caractéristiques du fracturisme en poésie : ceux qui s’y intéressent
peuvent suivre le matériel qui suit : troisième version du manifeste fracturiste (il
consiste en l’exemplaire unique, à ce jour presque inaccessible – étant donné
que cela nécessiterait un voyage à Berceni avec tout ce que cela comporte de
dépenses supplémentaires – d’une revue sur l’imprimé duquel Ianuș a rédigé au
stylo-bille ses multiples objections).
Je parlerai en
revanche de la manière dont m’ont souri quelques idées fracturistes et comment jaloux
du monopole des poètes (tous des efféminés qui sortent un chef-d’oeuvre entre
deux chopes de bière), j’ai voulu les adapter à la prose. Le premier et le plus
abstrait des lieux communs me faisant tomber d’accord avec Ianuș est sa foi
dans la sincérité de l’écrit. D’ailleurs, ça n’aurait pas de sens de dire ici
que cette idée est une condition sine qua non. Pour faire de la bonne littérature, c’est
presque devenu un truisme, d’ailleurs là où il n’y a ni argent, ni gloire, ni
femmes à la clé, il n’y a guère de place non plus pour la douceur de
l’induction en erreur. Je crois aussi
dans l’écriture comme exorcisme : ne pas écrire parce que tu le veux ou
parce que tu aimes le faire mais parce qu’il le faut, en obéissant à une
injonction du dehors. Je crois dans
l’écrivain qui ne peut écrire sur n’importe quoi, l’écrivain qui écrit sur ses
obsessions et qui par suite évite la rencontre avec une feuille de papier parce
que le processus de création peut conduire à la démence. Ce sont mes bases,
celam c’est ce que je veux faire de la littérature en général et de la prose en
particulier : beaucoup de gens peuvent faire des choses belles et
intelligentes mais la littérature, ce n’est pas cela, ni le délire de
l’imagination ni le texte sur le texte.
Ces considérations peuvent ne regarder que moi. Ce que j’entends par
fracturisme prosaïque est tout autre chose. La prose roumaine d’après-guerre
est inintéressante, non parce qu’elle est bien écrite mais parce qu’elle est
écrite « faux » . Le roman de l’obsédante décennie obéit à
des schémas extrêmement visibles : les brutes à slogans et l’homme qui les
regarde, le moraliste inadaptable (se piquant parfois de faux cynismes) et
sincère parce qu’il se fait à lui-même un lucide procès de conscience et qu’il a des impulsions
masochistes. Quand les tourneurs de Buzura discutent à la pause de midi de
leurs angoisses existentielles, moi je cesse de les croire. Marin Preda reste
un bon écrivain mais ce qui me fait mal, c’est qu’il aurait pu être très bon,
par ce que contiennent d’autobiographies des livres comme les Morometii/Moromete ou Marele singuratic/Le grand solitaire. Mais il
s’est perdu, au-delà des compromis comme Delirul/ Délire que
je n’évoquerai pas dans ce schéma d’ailleurs séduisant (rien de plus
intéressant qu’un homme qui a combattu et finit vaincu). Ce qui m’étonne, c’est
que tous les créateurs de cette sorte de personnages (D.R. Popescu, Țoiu,
Ivasiuc, tous) se portent (ou se soient portés tant qu’ils ont vécu) bien. J’aurais
souhaité (Pardonne-moi, Seigneur !) les voir à mon tour à l’asile de fous,
ou pleurant l’impuissance humaine en bordure d’un trottoir en pleine nuit comme
leurs héros, les voir égarés, vaincus par la claustration et l’obscurantisme de
leur monde. Mais cela ne pouvait se produire, étant donné qu’ils ont fait de la
littérature, c’est –à-dire qu’ils ont écrit de manière mensongère sur des choses
étrangères, souffrant du syndrome d’Alecsandri (l’écrivain qui décrit l’hiver
depuis sa chambre chauffée). Tous ont écrit sur le monde dont, de toute façon,
ceux qui viennent ne comprendront plus les mécanismes : ils se sont perdus
dans le spécifique, dans l’accidentel et quand ils ont voulu être
« général-humains », ils ont été tout juste conceptuels, abstraits,
plus essayistes que prosateurs.
Les
écrivains des années 80 auraient pu être davantage s’ils n’avaient cédé aux
côtés intelligents de leur groupe. Le textualisme, l’analyse des mécanismes, le
jeu avec le texte peuvent donner des choses intéressantes, amusantes,
spirituelles même, mais qui ne disent rien sur rien. Quand Cortazar (absolument
par hasard) raconte sur quatre pages comment un type retire son pull-over, on
peut dire beaucoup sur ses pages mais non qu’elles vous ont touché. Celui qui
vous touche, c’est Dostoïevski, quand une putain lit à un criminel des passages
de la Bible. Mircea Cărtărescu, par exemple, n’a écrit qu’un bon livre Nostalgia/ La nostalgie (« Le
Rêve » en première traduction
française). Tout le reste revient à des jeux sur le même clavier : des
constructions d’un baroque délirant capable de vous emporter mais non de vous
convaincre à la deuxième lecture. Le fracturisme est davantage un état (même de
choses) provoqué par les messages discordants du monde d’aujourd’hui (les
mauvais films interrompus par les horribles réclames, disaient ces poètes dans
leur manifeste). Nous parlons d’un monde informatisé, donc d’un monde de la pseudo (dirais-je) communication, un monde
que Cărtărescu voit kaléidoscopique mais c’est une vision très optimiste.
Le
fracturisme le voit plutôt comme un monde qui vous perce la tête, provoque des
névroses et au final, l’aliénation. La prose fracturiste doit être une prose de
la folie et/ ou de l’innocence infantile. La rupture entre le moi et le reste,
entre assiégé et assiégeant, conduit finalement à la fracture de soi. La prose
fracturiste est celle du lion de Nietzsche, du nihilisme total, du balancement
entre destruction et autodestruction mais non à partir d’un programme, en se
basant simplement sur la pureté d’un sentiment authentique. Le spleen, la
nausée signifiés par les tensions des grands déchirements tiennent en quelque
sorte du paradigme du fracturisme. Je pourrais dire que Bacovia (le poète) est
le premier grand fracturiste roumain. Malheureusement il m’est difficile de
choisir mes modèles en prose : au moins dans la prose contemporaine
roumaine (je la lis quand j’ai le temps), je n’y trouve personne qui s’approche
de ce que je souhaite. Curieusement, on dirait, on dirait, avec un certain
effort et de la bonne volonté, je pourrais parler du Fântâneru et de son Interior/ Intérieur et de Blecher mais
seulement celui de « Intâmplări din
irealitatea imediată/ Evénements de l’irréalité immédiate ».
Références trop fragiles pour avoir créé une descendance. Les deux romans font
partie des petits joyaux de l’underground de la littérature
d’entre-deux-guerres et ils sont pourtant plus proches de ce qui se
faisait dans l’Europe de leur temps que
des réalisations du mainstream.
Toujours parmi
les ancêtres du fracturisme, chez les étrangers d’aujourd’hui, j’adopterais Le
Clezio (Le Procès Verbal est le seul
roman de lui que j’ai lu et il m’a trop, trop plu), un peu Salinger (Catcher in the rye) et Jack Kerouac, je
ne sais pas, il se pourrait qu’il y en ait d’autres. De toute façon je crois
m’être fait comprendre plus ou mal (on pourrait revenir sur ça – pour les
compléments et suggestions, appelez le 09 37 57 51 4). Mais le plus important
sans doute : c’est que le fracturisme n’est ni poésie, ni prose, ni
philosophie etc, - le fracturisme c’est d’être saoul, d’être lâche et faible et
sale, je veux dire, des trucs comme ça, fatigue, musique grunge (ou non), fous
le camp, extase et vis comme tu écris.